Le regard intense d’Héraclès fouille le brouillard qui déborde du fleuve jusqu’aux quais de Seine, tel un prédateur à l’affut. Le dieu flamboyant se languit de la clarté et de la chaleur estivale comme un lézard de ses bains de soleil. Ces berges vaporeuses lui rappelleraient les marécages fantomatiques, miasmatiques de Lerne sans les fabuleuses constructions humaines. Certaines affichent des formes irrégulières, meurtries, béantes, à l’image de l’ancien pont des Arts en ruine qu’il distingue au loin.

Une frêle silhouette attire son attention, vers laquelle il se dirige à grandes et vives enjambées. Elle ne lui évoque en rien l’Hydre monstrueuse et féroce qu’il a jadis combattue, pourtant elle aussi tiendrait en respect nombre d’agresseurs imprudents.
Le colosse se fend d’un sourire qui égaye son visage farouche. Cheveux à l’état sauvage, torse massif couvert d’un long pull blanc, il tient de l’animal indomptable autant que de la force tranquille.

— Adèle ! hèle-t-il en levant une main grande comme la tête de la Templière. Je suis heureux de te voir, bien que j’aurais pu te manquer dans cette purée de pois !

La jeune femme oriente son visage gracieux dans sa direction. Un beau sourire chasse l’expression mélancolique qui figeait ses traits. La Templière bien entraînée le salue et marche à sa rencontre, légère comme une libellule.
Héraclès l’apprécie depuis leur première rencontre. Son expérience millénaire lui permet de juger rapidement les gens, mais pour Adèle ce fut encore plus rapide. Elle fait partie de ces personnes profondément bonnes qui n’ont pas le mensonge et la manipulation dans le sang.
La soldate de l’Ordre doit néanmoins lever la tête pour s’adresser à lui : le géant la dépasse d’une tête.
Héraclès répond sans l’ombre d’une hésitation, honnête et sincère. C’est le moins qu’il lui doit, après l’avoir trompée sur son identité réelle.

— Je prends ta demande comme une invitation, ma jeune amie, et sois certaine que j’ai hâte de connaître tes talents musicaux. (Héraclès se frappe les mains et les frotte en signe d’enthousiasme.) Raconte-moi tout : tu joues avec ton groupe de rock, les Poulpopoulos ? Où vous produisez-vous ?

Les yeux d’Eric se plissent avec amusement, accentuant la forme circonflexe de ses épais sourcils.

— Et attention, question piège ! C’est dans l’espoir d’apercevoir un poulpe et trouver l’inspiration que tu méditais au bord de la Seine ?

Il badine, pourtant le dieu qui se faisait passer pour un Ange est venu pour des raisons très sérieuses.
Derrière les apparences, sa question l’est tout autant.

S’il suffit de sa présence pour faire plaisir à la Templière au cœur troublé, avec la garantie d’un spectacle amusant en prime, Héraclès se mêlera volontiers à la population humaine !

— Oh tu sais, moi je suis pour la liberté de culte. Alors un Grand Roi Poulpe de l’espace ou autre chose…

Le dieu enregistre mentalement les détails, puis lève une main pour couper court à toute ambiguïté.

— Je viendrai donc un peu avant 21h. Quand j’ai l’honneur de recevoir une invitation, ce n’est pas pour acter vaguement de ma présence ! Dans les relations comme en sport, il faut savoir se donner à fond, faire fi de ses réticences, de sa paresse et de ses craintes.

L’occasion lui paraît bonne de glisser ses enseignements. Adèle est aussi son élève, et les élèves ont besoin qu’on leur répète le même message de façons différentes, jusqu’à ce qu’il pénètre les strates les plus profondes de leur conscience.

La jeune femme révèle ensuite le motif de sa mélancolie, tenace comme une tique sur la peau d’un malheureux animal.
Eric fronce ses sourcils en forme de V inversé, accentuant leur pointe.

— Si tu désires parler de cette expérience, sache je serai toujours prêt à t’écouter. Verbaliser ce qui nous tourmente agit souvent comme un exutoire, un soulagement contre les maux qui nous affligent. Mais tu réagis déjà remarquablement bien : chaque fois que tu choisis la vie, comme ta joyeuse activité de musicienne, tu éloignes le spectre de la mort qui a voulu t’étreindre.

Le colosse hésite sur la manière de justifier sa présence en ce lieu.
Cela fait quelque temps qu’il a cessé de mentir sur sa réelle identité, mais il n’a pas encore eu l’occasion d’en parler à un membre de l’Ordre.
Il tranche au bout de deux secondes – deux fois que la durée habituelle.

— J’ai une idée, Adèle au visage d’ange : confie-moi un secret, celui que tu veux et qui te soulagera, alors je te livrerai le mien. Qu’en dis-tu ?