Le silence pèse dans un loft trop grand, trop froid, trop impersonnel. Tu t'étais toujours dit que tu parviendrais à le rendre joyeux, léger, musical, mais il faut t'rendre à l'évidence : aujourd'hui, il n'a jamais été aussi vide.

T'as 18 ans, et y'a personne qui viendra toquer à ta porte pour te le souhaiter. Pas de famille, pas vraiment d'amis.
T'as 18 ans, et tu t'es rappelée de ton anniversaire quand t'as lancé la radio, outil de propagande depuis le Grand Retour, et que la voix du présentateur a empli l'espace : "Aujourd'hui, 19 janvier, nous recevons le maire du 15ème arrondissement pour une interview exclusive…"
T'as l'impression qu'ça fait un siècle depuis qu't'as eu une vraie fête d'anniversaire, un moment de volupté, où juste des souvenirs se lisaient sur les visages, et du bonheur dans le fond de tes iris. Aujourd'hui, y'a rien d'autre qu'tes interrogations qui te tiennent compagnie, et les odeurs et sons qui t'agressent. Tu te tiens droite, face à une immense baie vitrée, donnant l'impression de contempler le paysage parisien qui s'étend sous tes yeux. Pourtant, tu ne vois rien. Rien d'autre que de la lumière, et quelques formes ou couleurs intenses. Ca n'a jamais été complet comme cécité, mais dans la réalité, t'es pas foutue de voir un poteau qui se dresserait sur ton chemin, ou de compter les doigts d'une personne à plus de quinze centimètres. En fait, ton champ visuel correct s'est toujours résumé à à peine plus loin qu'le bout d'ton nez. Et t'as fait avec, après tout.

T'es seule, alors tes doigts finissent par trouver ton violon. C'est un peu ton compagnon, toujours fidèle, toujours à tes côtés. C'est toute ta vie, la musique. Sans ça, t'aurais certainement sombré…

Deux coups portés sur la porte, t'hausses un sourcil. Qui pourrait bien venir ? Tu traverses la pièce principale, évites chaque meuble (après tout, tu connais bien leur emplacement, tu l'as toi-même choisi.) et trouves la poignée de cette fameuse porte. L'ouvrir, écouter la voix si familière de ton tuteur, récupérer l'enveloppe rembourrée. Et t'es à nouveau seule, sur ton pallier, à te demander quoi faire de cette nouvelle, de cet enregistrement, de ce dvd… Y'a trop de questions qui s'bousculent, jusqu'à ce que tu te pousses à refermer la porte, et te glisses à ta table.

Tes doigts sortent d'abord un papier, une lettre que t'effleures du bout des phalanges, car écrite en braille. Tu reconnais bien ta mère là, toujours attentive à ce que tu puisses comprendre ce qu'elle te transmettait. Elle te manque, et tu t'rends compte que ça va faire cinq ans, à peu de choses près, qu'elle a disparu. Qu'elle est morte. Cinq ans qu'tu t'promènes avec un cœur ballant, en manque d'amour parental, et que tu t'débrouilles comme tu peux. Faut croire qu'tu t'y es habituée, et qu't'es plutôt douée pour t'en sortir.

Le CD se retrouve dans ton lecteur, quelques minutes sont nécessaires pour le lancer. Evidemment, avec tes yeux, tout prend plus de temps, même si tu t'y es habituée, depuis ta naissance. Et puis, ça te laisse le temps de rassembler ton courage. T'as jamais aimé les révélations, et t'as pas entendu la voix de ta mère depuis son dernier appel téléphonique. Chacun de ses mots te hante encore, et t'as peur. Peur que tout le maigre équilibre que t'as créé vole en éclats, et qu'tu t'brises une fois de plus. Parce que ça aussi tu sais bien faire. T'as beau te planquer derrière ta supposée force, le fait qu't'es presque tout vu, tu ne restes qu'une gamine, et tu t'écroules, souvent. Trop souvent.

"Salut ma chérie. J'espère que tu n'auras jamais à écouter ce message, mais si c'est le cas, je m'excuse. Ne pas être là pour tes 18 ans est déjà un déchirement, et en plus ce n'est le genre de nouvelles à annoncer par écran. J'ai toujours évité de parler de ton père. Parce qu'il avait disparu, parce qu'il n'était pas digne de confiance. Puis je me suis dit qu'à ta majorité, tu serais capable de te faire ta propre idée, et tu serais suffisamment stable pour gérer cela. Alors… Je suis désolée de t'avoir menti, je t'aime de tout mon coeur. Ton père s'appelle Kaïs. Kaïs Osmane."

Tu tombes des nues, y'a ton cœur qui s'emballe, qui cherche une voie de sortie. T'as envie de pleurer, d'hurler, mais y'a rien qui sort, et tu te heurtes juste au silence de la pièce, aux grésillements de la télévision. Etat de choc, tu cherches un plaid de ta main, t'enveloppes dedans, restes en boule sur ton canapé. Tu peux pas gérer, tu peux pas accepter, pas maintenant. Alors, tu t'voiles la face, tu voiles ton monde, et tu fermes les yeux, une fois encore.